Rencontre exceptionnelle avec Jacques Deschenaux, commentateur de F1 pendant 35 saisons
Jacques Deschenaux, ancien commentateur de Formule 1, revient sur sa carrière dans ce sport si particulier mais aussi sur la relation privilégiée qu'il a pu avoir avec les pilotes de l'époque.


Il est connu comme « Monsieur Formule 1 », pour avoir commenté les Grand Prix pendant 35 ans, de 1973 à 2007 sur la télévision suisse. Juriste de formation, il s’est très vite intéressé au sport automobile. De sa passion, il est devenu auteur et a pu écrire des ouvrages sur ce monde qui l’a tant fasciné. Débutant en F1 en 1969, il a eu plus de 40 saisons à son compteur et a notamment créé la bible de la F1 connu sous le nom du « Grand Prix Guide ».
Comment êtes-vous arrivé à devenir journaliste ?
« C’est un peu grâce au destin que j’en suis arrivé là. J’allais déjà au foot, j’aimais le sport. Mais il faut remonter dans les années 60 quand j’ai eu un accident de ski, je me suis démis les vertèbres cervicales, j’avais 15-16 ans et je devais aller chez un chiropraticien, mais à Fribourg, là où j’habitais, il n’y en avait pas. J’ai dû aller à Genève et sur le chemin du retour, je vais pour m’acheter un journal, quand un titre m’interpelle. « Hold up à Genève », publié par la Tribune de Genève ça m’a intrigué alors je l’ai acheté. J’ai aimé la manière de traiter l’actualité sportive même si je pense qu’il manquait des choses. J’ai alors contacté le journal, je demande à parler au responsable des sports. Ils ont reconnu qu’il n’avait personne sur le terrain à Fribourg. C’est comme ça qu’il m’a engagé, j’avais mes cours en parallèle. »
« Mon premier Grand Prix était Monaco en 1969, j’écrivais alors pour le journal local de Fribourg, la Liberté, j’ai commencé à commenter pour la télévision en 1973, je ne connaissais pas encore grand monde à l’époque.»
Est-ce que vous pouvez retenir certains moments marquants de votre carrière en F1 ?
« Il y a des moments qui ont marqué ma carrière comme le jour où Rindt est mort, j’étais là à Monza en 1970, les qualifs commencent le pilote n’arrivait pas et il s’est pointé cinq minutes plus tard, il est parti et trois tours après il était plus là. J’ai commenté la mort 3 fois, c’est des choses qui vous marquent à vie. Il y a une humanisation qui existe dans ce sport. Cet esprit est ce qui m’a attaché à ce sport. »
Un pilote marquera sa vie, il s’agit de Joseph Siffert (Seppi de son surnom), il entretiendra une relation particulière avec celui-ci, jusqu’à sa tragique disparition en 1971. Il écrira ensuite sa biographie intitulée Jo Siffert tout pour la course.
« Je l’ai connu grâce à un ami qui m’a dit de l’accompagner voir un pilote prometteur. Il venait d’une famille assez pauvre. J’ai dit au journal qu’il fallait en parler mais pour eux, c’était trop tôt car il n’avait rien fait, je leur ai alors dit que c’était justement maintenant qu’il fallait en parler. »
« Il est devenu une sorte de grand frère pour moi. Je m’occupais de ses affaires, de ses courses, j’ai même été présent quand sa femme a accouché. D’ailleurs, après la naissance de son enfant, même pas dix minutes après, il est venu me taper dans le dos pour me dire que c’était une fille. »
« Je me rappelle d’une fois, on était en 1971, il y avait le Grand Prix d’Espagne à Barcelone, je l’ai rejoint à l’aéroport, je pensais qu’on irait se préparer pour la course mais à la place, il m’indique qu’on reprenait l’avion pour aller au Mans, on était le vendredi. Il y avait les essais préliminaires pour les 24h du Mans, il a alors participé à la course et le lendemain on est reparti entre deux essais, j’ai été nous chercher à manger puis on est reparti et pour les qualifications en Espagne qui était à 18h et il les a faites. C’était fou. »
On le sait, le monde de la F1 est plus réservé qu’avant, comment cela se passait à l’époque ?
« Les contacts avec les pilotes, on les avait assez facilement, par exemple comme j’habitais à Genève, Prost avait son avion et il m’emmenait avec lui pour les courses, on était proche. Une fois après une course je ne sais plus qui avait gagné mais Senna et Prost se sont bagarrés pour savoir quel avion décollerait en premier, j’ai mis un terme à tout ça et lui ait dis de le laisser tranquille. Il y avait un contact qui était fantastique surtout avec les francophones. Si je voulais demander quelque chose à Manson, j’y allais et il me répondait, on pouvait approcher tout le monde. Je suis toujours proche de Jackie Stewart, il est beaucoup en Suisse, car sa femme est malade et lui s’est quasiment réinstallé ici. C’étaient des discussions sympas, on ne parlait pas que de bagnoles. »
« Il ne faut pas comparer les époques, il ne faut pas dire qu’Hamilton est le meilleur pilote de tous les temps, s’il conduisait la Mercedes de Fangio, ça ne veut pas dire qu’il serait champion du monde. Ça a évolué depuis la période Schumacher, je pense, au début des années 2000, il a fait un vide autour de lui parce qu’il était difficile à atteindre. Je me souviens, j’ai fait mon 400ème Grand Prix avec un magazine suisse qui s’appelle l’Illustré, il voulait faire sa couverture avec moi et Schumacher. Si j’ai réussi, c’est parce que j’avais des contacts assez forts avec Marlboro. On se connaissait sans se connaître, on s’est retrouvé sur une Pit Lane et quand il a compris l’objet de la photo, il était impressionné que ce soit mon 400ème prix. Il m’a demandé quand j’avais commencé et je lui ai répondu qu’il avait même pas 6 mois il a ri, on s’est serré la main et après avant chaque GP, je lui souhaitais bon week-end. »
« Maintenant c’est plus difficile d’avoir accès à tout ça, mais c’est aussi parce que la Formule 1 s’est professionnalisée. Il y a aussi le rapport avec l’argent. À l’époque Tambay ou Lafitte, qui ont eu une belle carrière était fauché. Une fois où je mangeais avec Tambay, il m’a dit de venir voir son appartement, il était déjà malade à ce moment-là. Il vivait dans un petit trois-pièces. C’était atroce. C’était un autre monde, je ne juge pas. Moi je reste un passionné et ce qui me manque, c’est par exemple la première course à Bahreïn, c’est le début de la saison, ce qui me manque le plus c’était mon plaisir d’être sur la grille. »
Comment gériez-vous cette soudaine popularité ?
« Quand on devient personnalité publique, ce que je suis encore, ce n’est pas toujours facile. J’ai couvert le ski pendant 19 hivers, la Formule 1 pendant 35 ans, mais aussi d’autres types d’événements comme l’Eurovision, l’année où Céline Dion a gagné, ce qui m’a rendu un peu célèbre. Il m’est arrivé de recevoir des lettres de gens qui disait que j’étais anti-Prost ou anti-Senna en fonction de ce que je faisais. Il y avait des bagarres entre journalistes dans la conférence de presse en fonction des avis. C’est fou, les gens et leurs réactions, je dirais qu’ils sont victimes de leur propre subjectivité, même quand j’ai couvert du ski alpin, je me faisais critiquer. Tant que tu sais que toi tu es correct et droit dans tes bottes, tu t’en fous de ce que les gens peuvent dire. »
Une invention révolutionnaire. Le Grand Prix Guide, un ouvrage dédié aux professionnels de la F1, publié par l’expert qui explique la genèse de son idée.
« Je suis allé au Castellet pour le Grand Prix de France et Philip Morris (Groupe propriétaire de Marlboro) me demandait ce que je pensais des comptes-rendus de statistiques qu’ils produisaient. Je leur ai dit que pour des journalistes de Nice Matin, c’était suffisant mais ce n’était pas assez pour les pros. Il était vexé au départ mais il m’a demandé si j’avais des idées. Je me suis inspiré d’un rédacteur qui faisait un petit guide au début de la saison de ski, qui commençait à Val-d’Isère avec tous les résultats et les statistiques de la saison précédente. J’ai fait un projet que je lui ai amené. Le premier Marlboro Grand Prix guide 1950-1979 est sorti en 80. Il n’y avait pas Internet, pas de données. J’ai même été à la FIA qui n’avait pas grand-chose. C’était difficile de trouver les données. Encore l’année dernière, quand j’étais à Bahreïn, le commentaire de Sky Sports UK m’a demandé quand sort le guide de l’année, il y a vraiment eu un impact. »
« Quand j’ai vu les cabines de commentateur actuel avec tous ces écrans, j’ai été surpris, c’est vraiment différent. Les commentateurs travaillent beaucoup avec des sites mais nombreux sont ceux qui utilisent le bouquin. D’ailleurs, Rolex n’a pas encore renouvelé son contrat avec Liberty Média, ils sont en discussion pour la prolongation du contrat. Au pire je continuerai avec eux. »
Dans un prochain article, Motors Inside détaillera toutes les informations sur le Grand Prix Guide.
A noter que si vous souhaitez commander cet ouvrage édité chaque début de saison, vous pouvez contacter directement M. Deschenaux via son site Internet.